Pourquoi avoir souhaité travailler sur l’innovation chez les hygiénistes ?
Richard Djama : Le choix de cette thématique s’inscrit dans la continuité de mon cursus en psychologie au travail, mais fait aussi écho à ma propre sensibilité aux problématiques autour de l’innovation. L'équipe d'hygiène hospitalière du CHU de Bordeaux s’interrogeant également alors sur l’innovation et son aboutissement, nous avons été mis en relation et j’ai ainsi pu travailler à l’identification des facteurs individuels et organisationnels contribuant à l’innovation au sein des équipes opérationnelles d’hygiène hospitalière (EOHH). Il a ici fallu évaluer la perception que les hygiénistes avaient de leur service sur le plan de l’innovation, et comprendre si cette vision était conditionnée ou produite par certaines variables, par exemple organisationnelles.
Comment définiriez-vous l’innovation ?
En 1990, celle-ci a été décrite par Michael West et James Farr comme étant « l’introduction volontaire et la mise en œuvre, dans un groupe ou dans une organisation, d’idées et de processus innovants et importants pour l’unité concernée afin d’apporter des bénéfices significatifs aux individus, aux groupes, à l’organisation et à la société »*. L'innovation désigne donc en premier lieu quelque chose de nouveau, c’est-à-dire des changements qui n'étaient pas survenus par le passé et que l'on met en évidence pour apporter une solution à un besoin. Il s’agit, pour résumer, d’un processus humain et social contribuant – parfois – à l’émergence de nouvelles technologies, mais aussi et surtout à de nouvelles façons de travailler. Dans cette optique, l’innovation représente une stratégie privilégiée par les organisations, car elle renforce leur développement, leur croissance et leur compétitivité. En santé, elle répond plus particulièrement aux enjeux de performance, de qualité des soins et de qualité de vie au travail.
Quels principaux axes de travail avez-vous retenus dans le cadre de votre thèse ?
Je suis parti des problématiques déjà posées par les équipes, pour réfléchir à la mise en place des innovations et à leurs freins potentiels. Les travaux ont notamment porté sur les facteurs individuels et organisationnels, dans le cadre desquels nous avons testé plusieurs variables. Nous nous sommes par exemple rendu compte que toutes les caractéristiques d’un exercice quotidien, qu’il s’agisse de la variété des tâches, de l'autonomie des opérateurs et de leur interdépendance, ou encore des modalités de résolution des problèmes, étaient des facteurs d'innovation. En nous penchant davantage sur ces facteurs individuels, nous avons constaté que le fait de pouvoir travailler en autonomie et de manière interdépendante est particulièrement important en milieu hospitalier. L’interdépendance favorise en effet la cohésion du groupe, qui elle-même peut être source d’innovation au sein d’une structure. La variété des activités est elle aussi importante, car elle évite l’épuisement lié à la répétition d’une seule et même tâche. Ces notions d'autonomie, d’interdépendance et de variété au travail sont les trois facteurs clés, au niveau individuel, mis en évidence par nos travaux.
Qu’en est-il des facteurs organisationnels ?
Au niveau organisationnel, un comportement d’innovation proactive est positivement modéré par les échanges entre les équipes opérationnelles d'hygiène et les cadres de santé. La collaboration entre les services de soins et l’unité d’hygiène hospitalière est ici essentielle, car les échanges favorisent l’innovation. Ils permettent de trouver des consensus et des compromis, et donc de travailler en intelligence pour libérer le potentiel d'innovation au sein d’une structure. En parallèle, nous avons également constaté que l’innovation proactive est négativement modérée par les contraintes liées au travail des hygiénistes. Les conditions d’exercice dans les établissements de santé, et en particulier les contraintes de temps, n’ont pas un impact très favorable sur l’innovation en EOHH. Mais de manière assez ambivalente, ces contraintes entraînent aussi, pour faire y face, au développement d’une certaine forme d’innovation.
Quelle a été votre méthode de travail ?
Comme je l’évoquais plus haut, ces travaux visent tout d’abord à répondre à une demande des équipes d’hygiène, qui étaient alors confrontées à la problématique de l’aboutissement de l’innovation. J’ai ici appliqué une méthode à la fois quantitative et qualitative. Plus concrètement, je me suis basé sur des entretiens menés avec des membres d’EOHH dans quatre établissements sanitaires – le CHU de Bordeaux, l’Institut Bergonié, le CH de Libourne et le CHU de Poitiers –, pour établir un questionnaire mettant en évidence les différentes thématiques à développer. Fin 2019, celui-ci a été envoyé en version digitale à 1 000 adhérents de la Société Française d’Hygiène Hospitalière (SF2H). Nous avons eu 233 répondants, en grande majorité des femmes (195). Plus particulièrement, ce groupe était constitué de 131 IDE, 40 pharmaciens, 30 cadres de santé et 26 médecins, pour une moyenne d’âge de 48 ans. Il est à noter que 158 répondants, soit 68 %, ont déclaré avoir mis en œuvre des projets innovants pour former et informer les professionnels des unités de soins, en vue de mettre en place des recommandations de bonnes pratiques.
Pourriez-vous détailler les thématiques abordées dans ce questionnaire ?
Le document s’articulait autour de six notions, relatives aux comportements d’innovation au travail, aux caractéristiques de l’exercice quotidien, à la réflexivité en groupe, au sentiment de capabilité, aux comportements proactifs et la satisfaction au travail, et enfin aux opportunités et contraintes liées au travail. Les éléments de réponse recueillis auprès des 233 répondants ont été exploités, vérifiés et analysés, pour mettre en évidence les résultats et étudier les variables.
Quelles en ont été, en quelques mots, vos conclusions ?
L’innovation proactive chez les hygiénistes est encouragée par davantage d’autonomie au travail, la capacité à gérer une variété d’activités, l’acquisition de nouvelles compétences, et le développement de collaborations avec les services de soins. Pour résumer, c’est la perception de l’autonomie de la part des hygiénistes qui favorise la prise d’initiative et les comportements proactifs, de type efforts volontaires et constructifs individuels, qui vont eux-mêmes conduire à ce que les contraintes liées au travail deviennent des défis à relever sources d’innovation plutôt que des freins. Comme déjà évoqué, j’insiste aussi sur le rôle clé des cadres de santé, qui se positionnent comme des interlocuteurs privilégiés jouant un rôle de levier organisationnel auprès des médecins et des autres professionnels. Les EOHH et les services de soins ont des objectifs communs, et la co-construction des réponses via les cadres de santé est un facteur d’innovation et de performance.
Avez-vous pu identifier des perspectives de recherches futures ?
L’innovation est un large sujet qui peut s’étendre bien au-delà de ces travaux. Alors que notre recherche ne s’est pour l’instant concentrée que sur l'hygiène hospitalière, en adoptant le point de vue des EOHH, on peut très bien imaginer une étude complémentaire sur la manière dont les services de soins perçoivent les comportements innovants des EOHH. Cet angle serait à mon sens intéressant pour étudier plus en détail ces comportements et peut-être mettre ainsi en lumière de nouvelles données. Parmi les autres axes de travail possibles, on peut aussi imaginer une étude qui mesurerait l’impact, sur la fréquence des infections nosocomiales, des pratiques innovantes mises en place sous l’impulsion des EOHH. Cette approche serait notamment pertinente pour mieux comprendre les mécanismes de l’innovation et aider les hygiénistes dans leur mission de prévention des infections associées au soin. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons d’être de la psychologie du travail : apporter à chacun une aide dans son exercice professionnel.
*West, M. A., & Farr, J. L. (Eds.), 1990, Innovation and creativity at work: Psychological and organizational strategies, John Wiley & Sons.
> La thèse est téléchargeable sur le site de l'Université de Bordeaux et sur https://www.theses.fr/2020BORD0090
Article publié dans l'édition de septembre 2022 d'Hospitalia à lire ici.
Richard Djama : Le choix de cette thématique s’inscrit dans la continuité de mon cursus en psychologie au travail, mais fait aussi écho à ma propre sensibilité aux problématiques autour de l’innovation. L'équipe d'hygiène hospitalière du CHU de Bordeaux s’interrogeant également alors sur l’innovation et son aboutissement, nous avons été mis en relation et j’ai ainsi pu travailler à l’identification des facteurs individuels et organisationnels contribuant à l’innovation au sein des équipes opérationnelles d’hygiène hospitalière (EOHH). Il a ici fallu évaluer la perception que les hygiénistes avaient de leur service sur le plan de l’innovation, et comprendre si cette vision était conditionnée ou produite par certaines variables, par exemple organisationnelles.
Comment définiriez-vous l’innovation ?
En 1990, celle-ci a été décrite par Michael West et James Farr comme étant « l’introduction volontaire et la mise en œuvre, dans un groupe ou dans une organisation, d’idées et de processus innovants et importants pour l’unité concernée afin d’apporter des bénéfices significatifs aux individus, aux groupes, à l’organisation et à la société »*. L'innovation désigne donc en premier lieu quelque chose de nouveau, c’est-à-dire des changements qui n'étaient pas survenus par le passé et que l'on met en évidence pour apporter une solution à un besoin. Il s’agit, pour résumer, d’un processus humain et social contribuant – parfois – à l’émergence de nouvelles technologies, mais aussi et surtout à de nouvelles façons de travailler. Dans cette optique, l’innovation représente une stratégie privilégiée par les organisations, car elle renforce leur développement, leur croissance et leur compétitivité. En santé, elle répond plus particulièrement aux enjeux de performance, de qualité des soins et de qualité de vie au travail.
Quels principaux axes de travail avez-vous retenus dans le cadre de votre thèse ?
Je suis parti des problématiques déjà posées par les équipes, pour réfléchir à la mise en place des innovations et à leurs freins potentiels. Les travaux ont notamment porté sur les facteurs individuels et organisationnels, dans le cadre desquels nous avons testé plusieurs variables. Nous nous sommes par exemple rendu compte que toutes les caractéristiques d’un exercice quotidien, qu’il s’agisse de la variété des tâches, de l'autonomie des opérateurs et de leur interdépendance, ou encore des modalités de résolution des problèmes, étaient des facteurs d'innovation. En nous penchant davantage sur ces facteurs individuels, nous avons constaté que le fait de pouvoir travailler en autonomie et de manière interdépendante est particulièrement important en milieu hospitalier. L’interdépendance favorise en effet la cohésion du groupe, qui elle-même peut être source d’innovation au sein d’une structure. La variété des activités est elle aussi importante, car elle évite l’épuisement lié à la répétition d’une seule et même tâche. Ces notions d'autonomie, d’interdépendance et de variété au travail sont les trois facteurs clés, au niveau individuel, mis en évidence par nos travaux.
Qu’en est-il des facteurs organisationnels ?
Au niveau organisationnel, un comportement d’innovation proactive est positivement modéré par les échanges entre les équipes opérationnelles d'hygiène et les cadres de santé. La collaboration entre les services de soins et l’unité d’hygiène hospitalière est ici essentielle, car les échanges favorisent l’innovation. Ils permettent de trouver des consensus et des compromis, et donc de travailler en intelligence pour libérer le potentiel d'innovation au sein d’une structure. En parallèle, nous avons également constaté que l’innovation proactive est négativement modérée par les contraintes liées au travail des hygiénistes. Les conditions d’exercice dans les établissements de santé, et en particulier les contraintes de temps, n’ont pas un impact très favorable sur l’innovation en EOHH. Mais de manière assez ambivalente, ces contraintes entraînent aussi, pour faire y face, au développement d’une certaine forme d’innovation.
Quelle a été votre méthode de travail ?
Comme je l’évoquais plus haut, ces travaux visent tout d’abord à répondre à une demande des équipes d’hygiène, qui étaient alors confrontées à la problématique de l’aboutissement de l’innovation. J’ai ici appliqué une méthode à la fois quantitative et qualitative. Plus concrètement, je me suis basé sur des entretiens menés avec des membres d’EOHH dans quatre établissements sanitaires – le CHU de Bordeaux, l’Institut Bergonié, le CH de Libourne et le CHU de Poitiers –, pour établir un questionnaire mettant en évidence les différentes thématiques à développer. Fin 2019, celui-ci a été envoyé en version digitale à 1 000 adhérents de la Société Française d’Hygiène Hospitalière (SF2H). Nous avons eu 233 répondants, en grande majorité des femmes (195). Plus particulièrement, ce groupe était constitué de 131 IDE, 40 pharmaciens, 30 cadres de santé et 26 médecins, pour une moyenne d’âge de 48 ans. Il est à noter que 158 répondants, soit 68 %, ont déclaré avoir mis en œuvre des projets innovants pour former et informer les professionnels des unités de soins, en vue de mettre en place des recommandations de bonnes pratiques.
Pourriez-vous détailler les thématiques abordées dans ce questionnaire ?
Le document s’articulait autour de six notions, relatives aux comportements d’innovation au travail, aux caractéristiques de l’exercice quotidien, à la réflexivité en groupe, au sentiment de capabilité, aux comportements proactifs et la satisfaction au travail, et enfin aux opportunités et contraintes liées au travail. Les éléments de réponse recueillis auprès des 233 répondants ont été exploités, vérifiés et analysés, pour mettre en évidence les résultats et étudier les variables.
Quelles en ont été, en quelques mots, vos conclusions ?
L’innovation proactive chez les hygiénistes est encouragée par davantage d’autonomie au travail, la capacité à gérer une variété d’activités, l’acquisition de nouvelles compétences, et le développement de collaborations avec les services de soins. Pour résumer, c’est la perception de l’autonomie de la part des hygiénistes qui favorise la prise d’initiative et les comportements proactifs, de type efforts volontaires et constructifs individuels, qui vont eux-mêmes conduire à ce que les contraintes liées au travail deviennent des défis à relever sources d’innovation plutôt que des freins. Comme déjà évoqué, j’insiste aussi sur le rôle clé des cadres de santé, qui se positionnent comme des interlocuteurs privilégiés jouant un rôle de levier organisationnel auprès des médecins et des autres professionnels. Les EOHH et les services de soins ont des objectifs communs, et la co-construction des réponses via les cadres de santé est un facteur d’innovation et de performance.
Avez-vous pu identifier des perspectives de recherches futures ?
L’innovation est un large sujet qui peut s’étendre bien au-delà de ces travaux. Alors que notre recherche ne s’est pour l’instant concentrée que sur l'hygiène hospitalière, en adoptant le point de vue des EOHH, on peut très bien imaginer une étude complémentaire sur la manière dont les services de soins perçoivent les comportements innovants des EOHH. Cet angle serait à mon sens intéressant pour étudier plus en détail ces comportements et peut-être mettre ainsi en lumière de nouvelles données. Parmi les autres axes de travail possibles, on peut aussi imaginer une étude qui mesurerait l’impact, sur la fréquence des infections nosocomiales, des pratiques innovantes mises en place sous l’impulsion des EOHH. Cette approche serait notamment pertinente pour mieux comprendre les mécanismes de l’innovation et aider les hygiénistes dans leur mission de prévention des infections associées au soin. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons d’être de la psychologie du travail : apporter à chacun une aide dans son exercice professionnel.
*West, M. A., & Farr, J. L. (Eds.), 1990, Innovation and creativity at work: Psychological and organizational strategies, John Wiley & Sons.
> La thèse est téléchargeable sur le site de l'Université de Bordeaux et sur https://www.theses.fr/2020BORD0090
Article publié dans l'édition de septembre 2022 d'Hospitalia à lire ici.