Pourquoi cet intérêt pour l’intelligence artificielle (IA) ?
Dr Loïc Étienne : Parce qu’elle laisse présager de nombreuses applications médicales, au bénéfice des patients comme des professionnels de santé. Prenez Medvir, le système d’aide à la décision médicale développé par l’entreprise que j’ai fondée : l’IA, via un questionnaire, est en capacité d’analyser les différents symptômes déclarés par le patient afin d’aider particuliers et professionnels de santé à en identifier le niveau de gravité et poser un pré-diagnostic – ce qui est primordial pour le triage des patients aux urgences, par exemple. Nous nous sommes, pour cela, nourris de trente années d’expertise en e-santé. Nous avons ainsi étudié les requêtes et les réponses apportées lors de l’utilisation de 3615 Écran Santé pour élaborer un système de réflexion basé sur une IA symbolique, qui a la particularité de raisonner comme un médecin : elle prend en compte les possibilités de diagnostic et en évalue les probabilités, en fonction des réponses apportées aux différentes questions. Et nous ne sommes qu’aux prémices de ce que nous pourrons accomplir avec ces technologies remarquables.
Justement, l’IA est de plus en plus intégrée aux outils de e-santé. Est-ce, selon vous, le prochain défi de la médecine ?
La démocratisation de l’IA en médecine est en marche, elle est inéluctable. Mais ce terme désigne en réalité plusieurs technologies qui coexistent aujourd’hui, et qu’il faut déjà commencer par différencier pour bien en appréhender la richesse applicative. Il y a tout d’abord l’IA appliquée, utilisée entre autres dans la réalité virtuelle, la recherche ou la génomique pour traiter rapidement un nombre important de données. Il existe également des systèmes d’IA pures qui, comme le programme Watson [conçu par IBM, NDLR], sont en capacité de répondre à une question précise en cherchant dans la littérature. La troisième, la plus répandue des IA, est sans doute celle de la reconnaissance artificielle, notamment utilisée en radiologie et qui permet de trouver des correspondances par rapport à une base de données. Enfin, il y a ce que j’appelle des « systèmes de raisonnement artificiels », dont l’IA symbolique fait partie et qui recréent un cheminement de pensée.
Laquelle de ces IA prévaudra, à votre sens ?
Les chercheurs spécialisés prédisent que l’avenir verra l’union de ces différents types de systèmes. Dans le cadre de Medvir, par exemple, nous travaillons actuellement avec le CNRS de Toulouse afin d’intégrer à notre IA la capacité d’expliquer son raisonnement pour créer, en quelque sorte, une IA mixte. Au-delà de cela, des travaux récents tendent vers la création d’une IA analogique bénéficiant d’un raisonnement et d’un système de classement par analogie.
Malgré ces avancées, les systèmes intégrant des technologies d’IA peinent à s’implanter dans le monde de la santé. Pourquoi ?
Essentiellement pour des raisons culturelles, à en croire les nombreuses fausses idées auxquelles on se heurte sur le terrain : « les nouvelles technologies font perdre du temps », « les machines vont nous remplacer »… Ces technologies engendrent beaucoup de peur et d’incompréhension de la part des équipes hospitalières. Pourtant, l’intelligence artificielle ne remplace pas l’humain, au contraire, elle permet une intelligence humaine augmentée. Ce mot d’intelligence artificielle, créé dans les années 50, peut mener à croire que les machines seraient un jour plus intelligentes que les humains. Mais une machine est et restera toujours une machine, elle est stupide ! Ces systèmes sont tout, sauf de l’intelligence au sens humain du terme. Une machine n’apprend pas seule, elle n’a pas conscience d’elle-même, elle ne comprend pas ce qu’elle fait et ne sait même pas si elle le fait bien.
Vous n’êtes d’ailleurs vous-même pas étranger à ce type de considérations éthiques, notamment à travers vos travaux autour de « Ma Santé 2022 ».
Ce programme national mené par Dominique Pon est à mon sens très intéressant, car il permet d’engager une réflexion globale sur le monde de la santé, y compris sur les usages et les conséquences des solutions de e-santé. Au sein des deux commissions dont je fais partie – sur l’éthique et sur la déontologie – nous avons ainsi pu nous pencher sur l’impact d’un essor de la e-santé sur le code de déontologie médicale. Et avons conclu que 67% des articles de ce code ne seront pas appropriés à l’avenir. Il faudra donc le revoir pour éviter de se référer à une jurisprudence incertaine. Nous avons d’ailleurs déjà été en contact avec l’Ordre des Médecins, qui a très bien réagi.
Est-ce, selon vous, la première étape à entreprendre pour accélérer le développement de la e-santé en France ?
La révision du code de déontologie est un point à aborder, mais ce n’est pas le plus important. Afin d’avoir une réponse structurée, il faut suivre le plan prévu par le volet numérique de « Ma Santé 2022 », en particulier en ce qui concerne la définition des ontologies – soit les termes et concepts servant de base au déploiement d’une base de données – elles-mêmes à la source du concept d’interopérabilité sémantique. Un système de nomenclature comme Snomed CT, par exemple, bénéficie de 700 000 entrées, mais tout le monde ne joue pas le jeu, certains établissements de santé renseignent peu ou mal les différentes entrées. Ce manque de données freine l’approche ontologique et diminue d’autant nos chances d’arriver à mettre en place une réelle interopérabilité sémantique – comment, alors, alimenter les machines en bases de données fiables et structurées, et donc soutenir le développement de technologies IA ? C’est une fois de plus un changement culturel, que les établissements de santé doivent accepter.
La crise sanitaire a pourtant mis toutes ces technologies en lumière. Pensez-vous qu’il y aura « un après » en matière e-santé ?
Je ne sais pas, mais je l’espère. Lors de la crise sanitaire, bon nombre d’applications dédiées au Covid-19 sont apparues, laissant parfois de côté les autres diagnostics possibles. Ces outils n’ont pas la matière nécessaire pour se pérenniser en tant que tels. Pourtant, l’apport de la e-santé pour la gestion épidémique pourrait être phénoménal si ce type de solutions était utilisé par le plus grand nombre : avec un pré-diagnostic géolocalisé, on peut suivre les épidémies en temps réel. Majoritairement utilisé au début de la crise, un tel outil aurait permis de mettre en place un confinement mesuré, limité aux zones les plus touchées. Selon moi, notre arme préventive contre une nouvelle épidémie, qu’il s’agisse du nouveau coronavirus ou de tout autre agent pathogène infectieux, c’est de faire de l’épidémiologie en temps réel, c’est-à-dire en faisant confiance au données déclaratives fournies par la population elle-même.Ce dernier point est extrêmement important, car avant même que la maladie ne se déclare ou ne soit constatée par un médecin, la première personne en mesure de s’inquiéter est bien le patient, ou son entourage immédiat. Même s’il ne comprend pas forcément la nature de son mal, le patient est le premier à en ressentir les effets. Notre métier de médecin est de donner un sens à la plainte du malade, par l’œil de la science, de l’expérience et de l’émotion. Devons-nous, pour autant, refuser l’assistance d’une machine, pour poser plus rapidement un diagnostic ou mieux identifier certains signes faibles indiquant, par exemple, l’arrivée d’une vague épidémique ? Je suis pour ma part convaincu que non.
Article publié sur le numéro de septembre d'Hospitalia à consulter ici.
Dr Loïc Étienne : Parce qu’elle laisse présager de nombreuses applications médicales, au bénéfice des patients comme des professionnels de santé. Prenez Medvir, le système d’aide à la décision médicale développé par l’entreprise que j’ai fondée : l’IA, via un questionnaire, est en capacité d’analyser les différents symptômes déclarés par le patient afin d’aider particuliers et professionnels de santé à en identifier le niveau de gravité et poser un pré-diagnostic – ce qui est primordial pour le triage des patients aux urgences, par exemple. Nous nous sommes, pour cela, nourris de trente années d’expertise en e-santé. Nous avons ainsi étudié les requêtes et les réponses apportées lors de l’utilisation de 3615 Écran Santé pour élaborer un système de réflexion basé sur une IA symbolique, qui a la particularité de raisonner comme un médecin : elle prend en compte les possibilités de diagnostic et en évalue les probabilités, en fonction des réponses apportées aux différentes questions. Et nous ne sommes qu’aux prémices de ce que nous pourrons accomplir avec ces technologies remarquables.
Justement, l’IA est de plus en plus intégrée aux outils de e-santé. Est-ce, selon vous, le prochain défi de la médecine ?
La démocratisation de l’IA en médecine est en marche, elle est inéluctable. Mais ce terme désigne en réalité plusieurs technologies qui coexistent aujourd’hui, et qu’il faut déjà commencer par différencier pour bien en appréhender la richesse applicative. Il y a tout d’abord l’IA appliquée, utilisée entre autres dans la réalité virtuelle, la recherche ou la génomique pour traiter rapidement un nombre important de données. Il existe également des systèmes d’IA pures qui, comme le programme Watson [conçu par IBM, NDLR], sont en capacité de répondre à une question précise en cherchant dans la littérature. La troisième, la plus répandue des IA, est sans doute celle de la reconnaissance artificielle, notamment utilisée en radiologie et qui permet de trouver des correspondances par rapport à une base de données. Enfin, il y a ce que j’appelle des « systèmes de raisonnement artificiels », dont l’IA symbolique fait partie et qui recréent un cheminement de pensée.
Laquelle de ces IA prévaudra, à votre sens ?
Les chercheurs spécialisés prédisent que l’avenir verra l’union de ces différents types de systèmes. Dans le cadre de Medvir, par exemple, nous travaillons actuellement avec le CNRS de Toulouse afin d’intégrer à notre IA la capacité d’expliquer son raisonnement pour créer, en quelque sorte, une IA mixte. Au-delà de cela, des travaux récents tendent vers la création d’une IA analogique bénéficiant d’un raisonnement et d’un système de classement par analogie.
Malgré ces avancées, les systèmes intégrant des technologies d’IA peinent à s’implanter dans le monde de la santé. Pourquoi ?
Essentiellement pour des raisons culturelles, à en croire les nombreuses fausses idées auxquelles on se heurte sur le terrain : « les nouvelles technologies font perdre du temps », « les machines vont nous remplacer »… Ces technologies engendrent beaucoup de peur et d’incompréhension de la part des équipes hospitalières. Pourtant, l’intelligence artificielle ne remplace pas l’humain, au contraire, elle permet une intelligence humaine augmentée. Ce mot d’intelligence artificielle, créé dans les années 50, peut mener à croire que les machines seraient un jour plus intelligentes que les humains. Mais une machine est et restera toujours une machine, elle est stupide ! Ces systèmes sont tout, sauf de l’intelligence au sens humain du terme. Une machine n’apprend pas seule, elle n’a pas conscience d’elle-même, elle ne comprend pas ce qu’elle fait et ne sait même pas si elle le fait bien.
Vous n’êtes d’ailleurs vous-même pas étranger à ce type de considérations éthiques, notamment à travers vos travaux autour de « Ma Santé 2022 ».
Ce programme national mené par Dominique Pon est à mon sens très intéressant, car il permet d’engager une réflexion globale sur le monde de la santé, y compris sur les usages et les conséquences des solutions de e-santé. Au sein des deux commissions dont je fais partie – sur l’éthique et sur la déontologie – nous avons ainsi pu nous pencher sur l’impact d’un essor de la e-santé sur le code de déontologie médicale. Et avons conclu que 67% des articles de ce code ne seront pas appropriés à l’avenir. Il faudra donc le revoir pour éviter de se référer à une jurisprudence incertaine. Nous avons d’ailleurs déjà été en contact avec l’Ordre des Médecins, qui a très bien réagi.
Est-ce, selon vous, la première étape à entreprendre pour accélérer le développement de la e-santé en France ?
La révision du code de déontologie est un point à aborder, mais ce n’est pas le plus important. Afin d’avoir une réponse structurée, il faut suivre le plan prévu par le volet numérique de « Ma Santé 2022 », en particulier en ce qui concerne la définition des ontologies – soit les termes et concepts servant de base au déploiement d’une base de données – elles-mêmes à la source du concept d’interopérabilité sémantique. Un système de nomenclature comme Snomed CT, par exemple, bénéficie de 700 000 entrées, mais tout le monde ne joue pas le jeu, certains établissements de santé renseignent peu ou mal les différentes entrées. Ce manque de données freine l’approche ontologique et diminue d’autant nos chances d’arriver à mettre en place une réelle interopérabilité sémantique – comment, alors, alimenter les machines en bases de données fiables et structurées, et donc soutenir le développement de technologies IA ? C’est une fois de plus un changement culturel, que les établissements de santé doivent accepter.
La crise sanitaire a pourtant mis toutes ces technologies en lumière. Pensez-vous qu’il y aura « un après » en matière e-santé ?
Je ne sais pas, mais je l’espère. Lors de la crise sanitaire, bon nombre d’applications dédiées au Covid-19 sont apparues, laissant parfois de côté les autres diagnostics possibles. Ces outils n’ont pas la matière nécessaire pour se pérenniser en tant que tels. Pourtant, l’apport de la e-santé pour la gestion épidémique pourrait être phénoménal si ce type de solutions était utilisé par le plus grand nombre : avec un pré-diagnostic géolocalisé, on peut suivre les épidémies en temps réel. Majoritairement utilisé au début de la crise, un tel outil aurait permis de mettre en place un confinement mesuré, limité aux zones les plus touchées. Selon moi, notre arme préventive contre une nouvelle épidémie, qu’il s’agisse du nouveau coronavirus ou de tout autre agent pathogène infectieux, c’est de faire de l’épidémiologie en temps réel, c’est-à-dire en faisant confiance au données déclaratives fournies par la population elle-même.Ce dernier point est extrêmement important, car avant même que la maladie ne se déclare ou ne soit constatée par un médecin, la première personne en mesure de s’inquiéter est bien le patient, ou son entourage immédiat. Même s’il ne comprend pas forcément la nature de son mal, le patient est le premier à en ressentir les effets. Notre métier de médecin est de donner un sens à la plainte du malade, par l’œil de la science, de l’expérience et de l’émotion. Devons-nous, pour autant, refuser l’assistance d’une machine, pour poser plus rapidement un diagnostic ou mieux identifier certains signes faibles indiquant, par exemple, l’arrivée d’une vague épidémique ? Je suis pour ma part convaincu que non.
Article publié sur le numéro de septembre d'Hospitalia à consulter ici.