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« Avis aux innovateurs : venez voir comment nous, soignants, travaillons »


Rédigé par Joëlle Hayek le Jeudi 20 Juin 2024 à 09:17 | Lu 3064 fois


Passionné de technologies numériques, Jean-Marc Pocard a, des années durant, porté plusieurs casquettes : infirmier diplômé d’État, logisticien hospitalier, référent informatique pour les métiers du soin, inventeur… Actuellement cadre de santé en onco-hématologie dans un hôpital francilien, et récemment élu au poste de suppléant au Conseil régional de l’ordre infirmier d’Île-de-France, il déplore l’absence, sur le terrain, d’outils véritablement adaptés aux besoins des paramédicaux. Rencontre.



« Avis aux innovateurs : venez voir comment nous, soignants, travaillons »
Vous militez depuis déjà plusieurs années pour la généralisation de technologies adaptées aux pratiques des soignants. Pourriez-vous nous en parler ?

Jean-Marc Pocard : En effet, lorsque l’on évoque l’amélioration du bien-être soignant, ou la qualité de vie et les conditions de travail (QVCT) des infirmiers diplômés d’État (IDE) en établissement de santé, l’enjeu qui ressort prioritairement a trait aux valorisations salariales. Celles-ci sont certes essentielles pour rendre l’Hôpital plus attractif et fidéliser ses équipes paramédicales. Pour autant, il faut également leur fournir les outils qui leur permettront d’exercer dans des conditions optimales, c’est-à-dire qui seront facilitants au quotidien, tout en contribuant à la sécurisation des soins. Je le rappelle avec insistance : la qualité de vie au travail et la qualité des soins sont les deux faces d’une même médaille. En renforçant l’une, nous garantissons l’autre.

Pourriez-vous nous donner quelques exemples de ces outils que vous évoquez ?

Prenons une situation fréquente, à savoir la prise en soins d’un patient auquel plusieurs traitements doivent être administrés par perfusion. Aujourd’hui, dans la grande majorité des hôpitaux français, l’IDE se connecte au dossier patient informatisé (DPI) et reprend la prescription, ligne par ligne, pour identifier les médicaments concernés. Ce procédé est non seulement chronophage, mais il est aussi source d’erreurs. Il suffit de sauter une ligne, ou d’être interpelé pour un autre patient – et nous savons tous que les interruptions de tâches sont fréquentes – pour qu’un traitement soit oublié. Pourtant, il existe des logiciels capables d’effectuer cette analyse automatiquement ! Par ailleurs, et toujours en France en 2024 : une fois sa liste de perfusion constituée, le soignant doit préparer les médicaments. Il leur appose donc une étiquette, sur laquelle il doit noter manuellement les informations utiles. Cette étape peut elle aussi être source d’erreur, alors même que des solutions sont en mesure de l’automatiser.

Et ensuite ?

Continuons de suivre notre soignant : il va finalement poser la perfusion, valider – manuellement, bien sûr – l’administration du traitement, terminer sa journée et rentrer chez lui. Le soir, il est saisi d’un doute : a-t-il bien donné le bon traitement au bon patient ? Pourtant, une fois de plus, la technologie peut le libérer de cette charge mentale, qui est elle-même source d’épuisement professionnel. Dans plusieurs autres pays, en particulier les États-Unis et le nord de l’Europe, les actes soignants bénéficient d’une traçabilité totale, voire extrême : on scanne le code-barre du bracelet patient pour confirmer son identité, on scanne celui du médicament pour valider l’administration, et ces informations sont automatiquement liées et remontées dans le DPI. Toute incohérence fait en outre l’objet d’une alerte. Aujourd’hui, les erreurs médicamenteuses engagent la responsabilité des soignants. Ce qui est normal, car cela veut dire que les contrôles nécessaires n’ont pas été correctement effectués. Pour autant, ces erreurs sont aussi du fait du système hospitalier actuel, en particulier lorsqu’il existe des solutions pour les prévenir. L’infirmier devrait-il être le seul en cause, si l’encadrement n’a pas engagé tous les moyens à sa disposition pour le prémunir contre des risques somme toute évitables ? 

Pourtant, les établissements de santé investissent aujourd’hui beaucoup dans les technologies numériques…

Oui, mais ces investissements sont surtout en lien avec les programmes nationaux et, pour le reliquat, fléchés sur les médecins. Un hôpital qui acquiert plusieurs licences de reconnaissance vocale, le fait à destination de ses médecins. Idem pour les Smartphones permettant d’exercer en mobilité. Les infirmiers sont bien souvent oubliés, alors même que ces outils leur sont aussi utiles ! Peut-être est-ce à mettre en lien avec l’imaginaire collectif autour du métier d’infirmier, quasi exclusivement considéré sous l’angle du « care ». Accompagner les patients, les écouter et les rassurer fait certes partie de notre quotidien, mais nous sommes, aussi, formés à la réalisation d’actes médicaux délégués. Donnez-nous des outils adaptés pour mener ces tâches à bien ! 

Que préconisez-vous ?

Je milite ardemment pour la mise en œuvre d’un DPI « dans la poche ». Étant moi-même sur le terrain, je mesure les bénéfices de cette portabilité pour les équipes soignantes gravitant autour du patient. Moins de pertes d’informations, moins de pas, moins de stress… C’est du gagnant-gagnant ! D’ailleurs, conformément à l'article L2312-8, paragraphe 4, du Code du travail, j’invite les représentants des personnels dans les structures de santé à s’approprier ces questions en lien avec la QVCT, et à les favoriser. Il est à cet égard dommage qu'en France, nous ne disposions pas de Chief nursing informatics officer. Rares sont donc les directions de systèmes d’information à véritablement appréhender les problématiques soignantes.

Pour en revenir au DPI « dans la poche » : un tel dispositif ne présente-t-il pas de risques en matière de cybersécurité ?

Il ne faut en effet pas se voiler la face. En multipliant les modes de connexion en mobilité, nous multiplions aussi, probablement, les voies d’accès pour de potentiels cyberpirates. Mais là aussi des solutions sont possibles, par exemple en bridant les dispositifs mobiles, en leur dédiant un réseau spécifique, ou – et c’est cette option qui a ma préférence – en créant un DPI « miroir » qui n’afficherait que les informations utiles à l’exercice soignant, comme les ordonnances au format PDF. Rappelons-le, lors d’une attaque ayant récemment ciblé un centre hospitalier à côté de la capitale, les IDE ont, les premières heures, administré les traitements de mémoire. Une telle solution aurait, certainement, évité d’ajouter la crainte d’une erreur médicamenteuse, au stress déjà généré par la cyberattaque… D’ailleurs, privilégier, en 2024, des Plans de continuité et de reprise d’activité (PCA/PRA) au format papier, n’est-ce pas une aberration qui rajoute du stress au soignant ?

Vous l’avez dit, la majorité des solutions évoquées sont déjà utilisées en routine dans d’autres pays…

C’est ce que je trouve particulièrement frustrant. Si elles ont été adoptées à aussi grande échelle ailleurs, c’est qu’elles ont une utilité bien réelle. Pourquoi les soignants français n’y ont-ils pas droit ? D’autant que les éditeurs avec lesquels j’échange sont volontaires pour engager cette dynamique – sous réserve de pouvoir libérer des ressources car, comme vous le savez, leurs équipes sont totalement accaparées par les programmes nationaux. Cela dit, deux industriels que j’ai mis en contact ont récemment co-construit une solution de traçabilité répondant aux besoins des soignants. C’est un pas précieux dans la bonne direction. Il faudrait néanmoins accélérer la cadence, et surtout trouver des leviers pour inciter les établissements de santé à implémenter ce type d’outils.

Vous vous y employez justement en essayant d’établir un état des lieux des technologies facilitantes déjà déployées sur le terrain. Pourriez-vous nous en parler ?

Mon raisonnement est somme toute simple : un soignant souhaitant exercer en établissement de santé doit pouvoir faire un choix éclairé. Correctement informé, je ne doute pas qu’il privilégiera la structure qui lui donne les moyens d’exercer son métier dans les meilleures conditions possibles. C’est pourquoi je suis en train de constituer un réseau de référents, chargé de remonter les informations sur les outils et technologies déjà mis en œuvre dans les différents hôpitaux. J’ai en tête, pour schématiser, la création d’un « techno care advisor » à destination des IDE, sur le modèle du site dédié aux locations touristiques. J’ai déjà lancé une version « bêta », et travaille désormais à sa simplification afin que ces informations soient plus aisément accessibles à tous. Ce peut donc être un levier pour pousser les hôpitaux à investir dans des technologies adaptées aux enjeux et aux pratiques soignantes. Surtout que celles-ci peuvent être assez simples. Nous avons évoqué les solutions de traçabilité. Mais, parfois, il suffit de remplacer un modèle – par exemple les tubulures de perfusion par gravité – par un autre – des pompes de perfusion permettant de mettre en place un débit séquentiel –, pour apporter de la sérénité dans l’exercice quotidien.

D’autres technologies sont toutefois moins aisées à mettre en œuvre, notamment celles ayant trait à l’intelligence artificielle…

En ce qui concerne l’IA, les soignants sont clairement aujourd’hui hors champ. Non seulement ces technologies ne sont pas utilisées pour leur bénéfice – je pense notamment ici à la gestion des remplacements, véritable casse-tête qui aurait tout à gagner du déploiement d’un algorithme expert, capable d’identifier les manques en toute autonomie et de contacter les remplaçants adéquats –, mais elles ne sont en outre pas alimentées par les données produites par les IDE, alors même que celles-ci sont source d’enseignements précieux, sur le plan logistique ou financier. Cela dit, cette dimension n’est déjà pas exploitée avec les technologies existantes…

Qu’entendez-vous par là ?

Revenons-en à la traçabilité que j’évoquais plus haut. Si je peux valider informatiquement un acte, par exemple la pose d’une sonde urinaire ou d’intubation, cette information ne peut-elle pas, aussi, permettre de commander automatiquement une nouvelle sonde auprès de la pharmacie centrale, pour libérer les équipes soignantes de la gestion des stocks locaux ? Il ne s’agit pas ici d’IA, car un tel système est déjà utilisé par la grande distribution. Pourquoi pas à l’hôpital ? Allons plus loin : j’ai, il y a quelques années, imaginé une balance connectée qui, lorsque l’on pèse par exemple la protection d’incontinence pour quantifier le volume d’urines émis – et donc évaluer la balance entrée/sortie et la déshydratation –, peut automatiquement inscrire cette information dans le DPI et, en parallèle, initier la commande d’une nouvelle protection. Une telle solution n’a pas seulement un intérêt pour les médecins. Elle est également très utile aux infirmiers, mais aussi aux logisticiens, et contribue à la bonne santé financière des établissements !

Le mot de la fin ?

Je lance un avis aux innovateurs : venez échanger avec nous, soignants, et voir comment nous travaillons. Nous avons des besoins très concrets pour lesquels la technologie peut véritablement être aidante. Quant aux décideurs hospitaliers et aux pouvoirs publics : les IDE sont des rouages essentiels de notre système de santé. Les préserver et les fidéliser, impose de leur offrir un environnement de travail dans lequel ils peuvent avoir confiance. Il faut, pour cela, investir dans des outils pensés pour leurs pratiques et adaptés aux enjeux qui leur sont propres. L’implémentation de ces outils numériques balise le chemin de la santé des soignants, ce qui est dans l’axe de la mission formée par Alexis Bataille-Hembert, Marine Crest-Guilluy et Philippe Denormandie. Avançons ensemble pour donner corps à l’hôpital du futur.

> Article paru dans Hospitalia #65, édition de mai 2024, à lire ici 
 






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