Pourriez-vous nous décrire brièvement votre parcours ?
Pr Giovanni Briganti : Après un bachelier [l’équivalent du 1er cycle – NDLR] en médecine à l’Université de Mons en 2016, j’ai obtenu mon master en médecine à l’Université libre de Bruxelles en 2019, puis mon doctorat en Sciences médicales à l’Université de Mons. Pour compléter ma formation, j’ai décroché cette même année un master de spécialisation en gestion totale de la qualité à la Faculté polytechnique de l’Université de Mons. Après une période de recherche postdoctorale à l’Université de Harvard, aux États-Unis, j’ai été maître de conférence à la Faculté de médecine de l’Université libre de Bruxelles puis chargé de cours à la Faculté de Médecine de l’Université de Mons, ainsi qu’à celle de l’Université de Liège. Globalement, mes travaux d’enseignant-chercheur sont généralement axés sur l’intelligence artificielle, les sciences des données, la biostatistique et l’informatique médicale. En parallèle, je suis le lead d’AI4HealthBelgium, le volet santé d’AI4Belgium, le consortium belge qui vise à développer l’intelligence artificielle.
Justement, pourquoi vous être orienté plus spécifiquement vers la santé digitale ?
Ma « porte d’entrée » s’est faite par la recherche sur l’intelligence artificielle appliquée à la psychiatrie, qui est mon domaine de spécialisation. J’ai alors été en contact avec les algorithmes, les statistiques, la probabilité... et ai ainsi pu approfondir mes connaissances sur ces différents champs. Le sujet de ma thèse était d’ailleurs focalisé sur l’utilisation de l’IA dans l’investigation des troubles mentaux car, contrairement à d’autres pathologies, ces troubles ont une émergence qui est encore mal connue. Nous avons du mal à les comprendre et à les définir. De nombreuses approches coexistent, et l’IA peut apporter son aide en éclaircissant l’épidémiologie, le diagnostic, le traitement et la prise en charge des troubles mentaux. En prenant la direction d’AI4Health en 2020, j’ai élargi mon horizon en m’intéressant à l’impact plus général de l’IA en médecine, sans forcément être focalisé sur mon domaine de spécialité. Et cela a été une évidence : les algorithmes sur lesquels je travaille dans mon laboratoire sont utiles pour toutes les disciplines médicales.
Y a-t-il des spécificités belges en matière de médecine digitale ?
La Belgique a le potentiel pour devenir le numéro 1 mondial de l'IA en santé. Notre petit pays accueille de nombreuses activités liées à l’IA en santé, qu’elles soient hospitalières, académiques, cliniques ou entrepreneuriales. Notre substrat hospitalier, notamment, est renommé pour sa performance en essai clinique. Nous estimons ainsi que 700 chercheurs francophones sont spécialisés en IA, dont près d’un tiers travaille spécifiquement sur l’IA en santé. La Belgique bénéficie aussi d’un substrat pharmaceutique conséquent, avec beaucoup d'effervescence sur les projets autour de la santé digitale. Et, bien que nous soyons un petit pays, nous disposons aussi plus de 300 entreprises spécialisées en santé numérique, en intelligence artificielle liée à la santé, ou en technologie médicale. Alors certes, notre système politique est compliqué, mais les différentes strates de gouvernance s’impliquent toutes dans l’IA et la santé digitale. C’est là une grande chance, car plusieurs initiatives ont ainsi pu être lancées à l’échelle fédérale ou régionale.
Comment jugez-vous la forte médiatisation entourant les applications de l'IA en santé ?
Cette médiatisation est à mon sens très importante, particulièrement en médecine où l’usage de l’IA semble plébiscité. Lors de l’élaboration de sa stratégie, AI4Health avait sondé les médecins pour identifier les axes d'action qu'ils jugeaient prioritaires. Nous avons d’ailleurs été les premiers à mener une étude nationale sur le sujet, en consultant l’entièreté du corpus médical, spécialistes comme généralistes. Les résultats, publiés en 2021, avaient mis en lumière une vision plutôt positive de l'IA appliquée à la médecine, mais aussi un manque de cas d’usage concrets au sein des hôpitaux. Il existe certes déjà des initiatives hospitalières en la matière, mais celles-ci restent encore aujourd’hui peu communiquées, ce qui suscite une implication moindre de la part des médecins. C’est donc un travail que nous devons mener pour répondre à la demande de la communauté médicale, qui souhaite être davantage éduquée au sujet de l'IA pour mieux comprendre ses tenants et aboutissants, et pouvoir ainsi elle-même adopter ses outils dans la pratique clinique.
Justement, quelles priorités avez-vous retenues à la suite de cette étude ?
Nous avons identifié cinq objectifs majeurs en termes d’utilisation des technologies d’intelligence artificielle appliquées à la santé : (1) améliorer la qualité des soins de santé offerts aux patients ; (2) renforcer la performance des médecins, les compétences cliniques et la qualité de vie au travail ; (3) appuyer les institutions de soins ; (4) soutenir la recherche et le développement ; et (5) piloter les politiques de santé publique. Plusieurs actions ont été entreprises depuis 2021, en particulier autour de la formation initiale. L’Université de Mons a ainsi été la première à mettre en place des cours obligatoires d’intelligence artificielle dans le domaine de la médecine, pour tous les étudiants dès la fin du premier cycle. À l’Université libre de Bruxelles, nous dispensons aussi des cours obligatoires d’informatique médicale. Plus récemment, l’Université de Liège a à son tour rejoint le mouvement en lançant, dès la rentrée universitaire prochaine, des cours de médecine digitale dans les cursus de médecine et de pharmacie.
Pourquoi rendre ces cours obligatoires ?
Bien que tous les étudiants soient plus ou moins exposés à l'intelligence artificielle et à ses usages, et qu’un certain nombre d’entre eux s’y intéresse déjà, ces cours obligatoires leur permettent de s’y confronter concrètement en mettant « les mains dans les algorithmes ». Ils peuvent ainsi mieux comprendre le fonctionnement de ces outils et donc mieux s’en saisir. Tout médecin sera amené à utiliser, d'une façon ou d'une autre, certains types d'algorithmes dans les 10 ans à venir ; il est dès lors important d’y être préparé dès à présent, mais aussi d’être sensibilisé aux limitations de ces outils. Tous les médecins ne coderont pas, bien sûr, mais l’algorithme viendra les servir dans leurs pratiques. Nous souhaitons donc former des praticiens qui sachent critiquer les résultats d'un algorithme.
Quel futur imaginez-vous pour la médecine ?
L’avenir sera, à mon sens, celui d’une médecine plus humaine, et les algorithmes en seront l’un des facteurs contributifs. Nous ne devons toutefois pas perdre de vue que, pour offrir à tous une médecine accessible, de pointe, de proximité et de la prévention, des changements devront également être opérés en matière de modalités de construction des politiques de santé publique, de financement des soins de santé et de formation médicale. Si nous souhaitons faire tous ces pas en avant, il nous faut enrôler toutes les aides possibles, dont celles des algorithmes. Par exemple, les médecins consacrent aujourd’hui une très large part de leur temps aux soins « indirects », pour l’essentiel des tâches administratives. On estime même que, dans certaines spécialités, celles-ci mobilisent 60 % voire 80 % du temps médical ! Cela a un impact fort sur la qualité de vie des soignants, mais aussi sur la qualité des soins : certaines études montrent qu’en moyenne, le médecin peut interrompre le patient toutes les 11 secondes. Or l’IA peut indéniablement apporter ici une aide efficace.
Quelle est la place réelle de l'IA dans la médecine digitale ? Est-elle vraiment si importante ?
Oui, et elle est peut-être même sous-estimée à l’heure actuelle. Néanmoins, plusieurs spécialités y trouvent déjà un intérêt, et elles sont chaque jour plus nombreuses à s’intéresser à ses applications, particulièrement en matière de diagnostic, de prédiction et de prévention. Mais ces deux derniers usages ne sont pas encore exploités à hauteur de leur potentiel. L’IA peut ainsi assister la création et la conception de nouveaux médicaments, ouvrant la voie à une médecine plus personnalisée. En termes de prévention, elle peut fiabiliser le suivi des patients à distance, mais aussi soulager les médecins généralistes – qui sont, rappelons-le, en première ligne – de certains actes préventifs qu’ils n’ont pas toujours le temps de réaliser. Plus qu’un simple acteur de sa santé, le patient pourra ainsi devenir un « citoyen protagoniste de sa santé », à même de maîtriser les phénomènes le touchant directement. L’IA pourrait donc contribuer à l’avènement d’une population plus éduquée pour sa santé, à la fois en termes de risques que d'actions à mener pour la préserver.
> Article paru dans Hospitalia #65, édition de mai 2024, à lire ici
Pr Giovanni Briganti : Après un bachelier [l’équivalent du 1er cycle – NDLR] en médecine à l’Université de Mons en 2016, j’ai obtenu mon master en médecine à l’Université libre de Bruxelles en 2019, puis mon doctorat en Sciences médicales à l’Université de Mons. Pour compléter ma formation, j’ai décroché cette même année un master de spécialisation en gestion totale de la qualité à la Faculté polytechnique de l’Université de Mons. Après une période de recherche postdoctorale à l’Université de Harvard, aux États-Unis, j’ai été maître de conférence à la Faculté de médecine de l’Université libre de Bruxelles puis chargé de cours à la Faculté de Médecine de l’Université de Mons, ainsi qu’à celle de l’Université de Liège. Globalement, mes travaux d’enseignant-chercheur sont généralement axés sur l’intelligence artificielle, les sciences des données, la biostatistique et l’informatique médicale. En parallèle, je suis le lead d’AI4HealthBelgium, le volet santé d’AI4Belgium, le consortium belge qui vise à développer l’intelligence artificielle.
Justement, pourquoi vous être orienté plus spécifiquement vers la santé digitale ?
Ma « porte d’entrée » s’est faite par la recherche sur l’intelligence artificielle appliquée à la psychiatrie, qui est mon domaine de spécialisation. J’ai alors été en contact avec les algorithmes, les statistiques, la probabilité... et ai ainsi pu approfondir mes connaissances sur ces différents champs. Le sujet de ma thèse était d’ailleurs focalisé sur l’utilisation de l’IA dans l’investigation des troubles mentaux car, contrairement à d’autres pathologies, ces troubles ont une émergence qui est encore mal connue. Nous avons du mal à les comprendre et à les définir. De nombreuses approches coexistent, et l’IA peut apporter son aide en éclaircissant l’épidémiologie, le diagnostic, le traitement et la prise en charge des troubles mentaux. En prenant la direction d’AI4Health en 2020, j’ai élargi mon horizon en m’intéressant à l’impact plus général de l’IA en médecine, sans forcément être focalisé sur mon domaine de spécialité. Et cela a été une évidence : les algorithmes sur lesquels je travaille dans mon laboratoire sont utiles pour toutes les disciplines médicales.
Y a-t-il des spécificités belges en matière de médecine digitale ?
La Belgique a le potentiel pour devenir le numéro 1 mondial de l'IA en santé. Notre petit pays accueille de nombreuses activités liées à l’IA en santé, qu’elles soient hospitalières, académiques, cliniques ou entrepreneuriales. Notre substrat hospitalier, notamment, est renommé pour sa performance en essai clinique. Nous estimons ainsi que 700 chercheurs francophones sont spécialisés en IA, dont près d’un tiers travaille spécifiquement sur l’IA en santé. La Belgique bénéficie aussi d’un substrat pharmaceutique conséquent, avec beaucoup d'effervescence sur les projets autour de la santé digitale. Et, bien que nous soyons un petit pays, nous disposons aussi plus de 300 entreprises spécialisées en santé numérique, en intelligence artificielle liée à la santé, ou en technologie médicale. Alors certes, notre système politique est compliqué, mais les différentes strates de gouvernance s’impliquent toutes dans l’IA et la santé digitale. C’est là une grande chance, car plusieurs initiatives ont ainsi pu être lancées à l’échelle fédérale ou régionale.
Comment jugez-vous la forte médiatisation entourant les applications de l'IA en santé ?
Cette médiatisation est à mon sens très importante, particulièrement en médecine où l’usage de l’IA semble plébiscité. Lors de l’élaboration de sa stratégie, AI4Health avait sondé les médecins pour identifier les axes d'action qu'ils jugeaient prioritaires. Nous avons d’ailleurs été les premiers à mener une étude nationale sur le sujet, en consultant l’entièreté du corpus médical, spécialistes comme généralistes. Les résultats, publiés en 2021, avaient mis en lumière une vision plutôt positive de l'IA appliquée à la médecine, mais aussi un manque de cas d’usage concrets au sein des hôpitaux. Il existe certes déjà des initiatives hospitalières en la matière, mais celles-ci restent encore aujourd’hui peu communiquées, ce qui suscite une implication moindre de la part des médecins. C’est donc un travail que nous devons mener pour répondre à la demande de la communauté médicale, qui souhaite être davantage éduquée au sujet de l'IA pour mieux comprendre ses tenants et aboutissants, et pouvoir ainsi elle-même adopter ses outils dans la pratique clinique.
Justement, quelles priorités avez-vous retenues à la suite de cette étude ?
Nous avons identifié cinq objectifs majeurs en termes d’utilisation des technologies d’intelligence artificielle appliquées à la santé : (1) améliorer la qualité des soins de santé offerts aux patients ; (2) renforcer la performance des médecins, les compétences cliniques et la qualité de vie au travail ; (3) appuyer les institutions de soins ; (4) soutenir la recherche et le développement ; et (5) piloter les politiques de santé publique. Plusieurs actions ont été entreprises depuis 2021, en particulier autour de la formation initiale. L’Université de Mons a ainsi été la première à mettre en place des cours obligatoires d’intelligence artificielle dans le domaine de la médecine, pour tous les étudiants dès la fin du premier cycle. À l’Université libre de Bruxelles, nous dispensons aussi des cours obligatoires d’informatique médicale. Plus récemment, l’Université de Liège a à son tour rejoint le mouvement en lançant, dès la rentrée universitaire prochaine, des cours de médecine digitale dans les cursus de médecine et de pharmacie.
Pourquoi rendre ces cours obligatoires ?
Bien que tous les étudiants soient plus ou moins exposés à l'intelligence artificielle et à ses usages, et qu’un certain nombre d’entre eux s’y intéresse déjà, ces cours obligatoires leur permettent de s’y confronter concrètement en mettant « les mains dans les algorithmes ». Ils peuvent ainsi mieux comprendre le fonctionnement de ces outils et donc mieux s’en saisir. Tout médecin sera amené à utiliser, d'une façon ou d'une autre, certains types d'algorithmes dans les 10 ans à venir ; il est dès lors important d’y être préparé dès à présent, mais aussi d’être sensibilisé aux limitations de ces outils. Tous les médecins ne coderont pas, bien sûr, mais l’algorithme viendra les servir dans leurs pratiques. Nous souhaitons donc former des praticiens qui sachent critiquer les résultats d'un algorithme.
Quel futur imaginez-vous pour la médecine ?
L’avenir sera, à mon sens, celui d’une médecine plus humaine, et les algorithmes en seront l’un des facteurs contributifs. Nous ne devons toutefois pas perdre de vue que, pour offrir à tous une médecine accessible, de pointe, de proximité et de la prévention, des changements devront également être opérés en matière de modalités de construction des politiques de santé publique, de financement des soins de santé et de formation médicale. Si nous souhaitons faire tous ces pas en avant, il nous faut enrôler toutes les aides possibles, dont celles des algorithmes. Par exemple, les médecins consacrent aujourd’hui une très large part de leur temps aux soins « indirects », pour l’essentiel des tâches administratives. On estime même que, dans certaines spécialités, celles-ci mobilisent 60 % voire 80 % du temps médical ! Cela a un impact fort sur la qualité de vie des soignants, mais aussi sur la qualité des soins : certaines études montrent qu’en moyenne, le médecin peut interrompre le patient toutes les 11 secondes. Or l’IA peut indéniablement apporter ici une aide efficace.
Quelle est la place réelle de l'IA dans la médecine digitale ? Est-elle vraiment si importante ?
Oui, et elle est peut-être même sous-estimée à l’heure actuelle. Néanmoins, plusieurs spécialités y trouvent déjà un intérêt, et elles sont chaque jour plus nombreuses à s’intéresser à ses applications, particulièrement en matière de diagnostic, de prédiction et de prévention. Mais ces deux derniers usages ne sont pas encore exploités à hauteur de leur potentiel. L’IA peut ainsi assister la création et la conception de nouveaux médicaments, ouvrant la voie à une médecine plus personnalisée. En termes de prévention, elle peut fiabiliser le suivi des patients à distance, mais aussi soulager les médecins généralistes – qui sont, rappelons-le, en première ligne – de certains actes préventifs qu’ils n’ont pas toujours le temps de réaliser. Plus qu’un simple acteur de sa santé, le patient pourra ainsi devenir un « citoyen protagoniste de sa santé », à même de maîtriser les phénomènes le touchant directement. L’IA pourrait donc contribuer à l’avènement d’une population plus éduquée pour sa santé, à la fois en termes de risques que d'actions à mener pour la préserver.
> Article paru dans Hospitalia #65, édition de mai 2024, à lire ici