Un article récent du Monde [1] pointait la nécessité de sortir d’une approche quantitative, simplificatrice, pour repenser l’offre de soins en se référant notamment à la densité médicale en 1968 (alors de 119 médecins pour 100 000 habitants contre quasiment trois fois plus aujourd’hui). Si effectivement il n’y a jamais eu autant de médecins qu’aujourd’hui en France, plusieurs constats tranchent fortement par rapport aux années 60 [2] (notamment une augmentation des ressources médicales et soignantes moins dynamique que dans d’autres pays de l’UE, l’allongement constant de la durée des études médicales, la diversification des spécialités médicales enseignées, la technicisation des soins et par ailleurs un vieillissement très net de la population). Comme dans les années 60, notre système de santé est bien confronté à une problématique de prise en charge en « première ligne ». Si cette difficulté peut trouver son origine dans la liberté d’installation des médecins sur le territoire, celle-ci ne peut à elle seule expliquer la situation actuelle.
Plusieurs mouvements pour expliquer le "risque d’embolie des capacités de prise en charge"
Le risque d’embolie des capacités de prise en charge des établissements (en proximité, en CH et de plus en plus en CHU) découle de plusieurs mouvements qui se potentialisent et concourent à l’épuisement de l’ensemble des ressources :
La loi du 31 décembre 1970 instaure une carte sanitaire, qui ne sera en pratique qu’une carte hospitalière [7], avec comme objectif de rationaliser (et de planifier) l’offre de soins dans les territoires. L’objectif est alors d’arriver à une production de soins cohérente. Avec le passage progressif à la tarification à l’activité, l’objectif est d’augmenter la productivité des offreurs de soins de manière pertinente (rapport au Parlement de 2009), donc en introduisant des mécanismes de régulation pour éviter la production de soins non pertinents. Enfin, le développement de la performance (tendance observable dans l’ensemble des pays de l’OCDE) a tenté de prendre en compte le patient selon une logique d’efficience (recherche du meilleur rapport coûts/résultats) mais sans questionner l’ensemble des modes de production (par exemple en questionnant peu jusqu’à récemment la juste prescription mais en encadrant strictement la régulation prix/volume des soins en établissements) et sans détecter les effets d’aubaine qui se sont multipliés au fil des réformes (ex : intégration du Ségur dans les tarifs, réforme du financement des urgences depuis le 1er janvier 2022, regroupements de convenance afin de massifier les scores de référence en matière de recherche).
- Une offre de soins qui veut faire croire au « tout partout » conduit au maintien sur le territoire de structures bénéficiant d’autorisations, mais dont l’activité est fortement dépendante de l’intérim médical, lui-même concourant à la surenchère salariale et à l’inflation par les salaires, et ce sans garantie quant à la qualité des interventions.
- La médecine de ville et les établissements de proximité, notamment privés, ne concourent à la permanence des soins que de manière résiduelle [3]. La conséquence de cette première ligne dégarnie est particulièrement sensible dans les disciplines dites « à garde » (pédiatrie, urgences, réanimation...). Elle conduit à un transfert de fait de la responsabilité de la permanence des soins vers les établissements les plus importants, censés disposer des ressources humaines suffisantes ; or, ces derniers ne sont pas les moins touchés par la crise RH que connaît l’ensemble de l’offre de soins dans les pays occidentaux depuis plus d’un an.
- qui s’estime fondée à demander une prise en charge de haut niveau et de proximité (part élevée des prélèvements obligatoires [4]). Cette demande de soins reste confortée, malgré la hausse des renoncements aux soins et la problématique des déserts médicaux, par une régulation importante des prix en santé visant à faciliter l’accès aux soins [5] ;
- qui reste peu sensibilisée et formée à la prévention et à la santé publique (alors que ces enjeux sont souvent largement diffusés à l’école dans de nombreux pays de l’UE) ;
- de plus en plus confrontée voire accoutumée à la réponse difficile de l’offre de soins (crise des urgences pendant l’été, difficultés en cas d’épidémie ciblée, carences pour faire face aux défis du grand âge, dont la crise Orpéa constitue un marqueur collectif important).
La loi du 31 décembre 1970 instaure une carte sanitaire, qui ne sera en pratique qu’une carte hospitalière [7], avec comme objectif de rationaliser (et de planifier) l’offre de soins dans les territoires. L’objectif est alors d’arriver à une production de soins cohérente. Avec le passage progressif à la tarification à l’activité, l’objectif est d’augmenter la productivité des offreurs de soins de manière pertinente (rapport au Parlement de 2009), donc en introduisant des mécanismes de régulation pour éviter la production de soins non pertinents. Enfin, le développement de la performance (tendance observable dans l’ensemble des pays de l’OCDE) a tenté de prendre en compte le patient selon une logique d’efficience (recherche du meilleur rapport coûts/résultats) mais sans questionner l’ensemble des modes de production (par exemple en questionnant peu jusqu’à récemment la juste prescription mais en encadrant strictement la régulation prix/volume des soins en établissements) et sans détecter les effets d’aubaine qui se sont multipliés au fil des réformes (ex : intégration du Ségur dans les tarifs, réforme du financement des urgences depuis le 1er janvier 2022, regroupements de convenance afin de massifier les scores de référence en matière de recherche).
"La sortie du « tout partout » apparaît donc plus que jamais nécessaire"
Si la refonte de notre offre de soins passera le cas échéant par un nouvel ordonnancement juridique, il convient que cette réforme soit également économique en embarquant une revue d’ensemble des modalités de financement de l’offre de soins. Celle-ci est aujourd’hui confrontée à une crise RH majeure dont les effets sont accrus par :
La sortie du « tout partout » apparaît donc plus que jamais nécessaire pour regrouper les moyens sur les structures dont le fonctionnement sera effectivement maillé avec l’ensemble des territoires. Articuler une production de soins cohérente (ambition initiale de la carte sanitaire) en favorisant une productivité centrée sur l’intérêt du patient (et non sur le rendement financier) permettrait de rénover la notion d’efficience, fortement écornée depuis une dizaine d’années.
À la différence d’autres pays du nord de l’Europe, la France n’a pas lancé une réallocation majeure de ses moyens de production de soins ; elle dispose donc d’une réserve importante pour réorganiser ses moyens. Ce chantier est à aborder en responsabilité avec les acteurs de l’offre de soins, les collectivités territoriales, les représentants des usagers et les ARS. À défaut, les restructurations subies et non voulues continueront d’alimenter les critiques d’un système de santé parfois dit « à la dérive », mais qui a réussi à répondre à la crise sanitaire et qui peut être fier d’une qualité de soins de haut niveau.
- des attentes des jeunes professionnels qui passent par une conciliation plus forte de la vie professionnelle et de la vie personnelle ;
- un marché de l’emploi mettant les professionnels, notamment pour les professions à haut niveau de spécialisation, en situation d’être price-makers sur le marché (avec finalement un pouvoir de régulation des prix confronté aux enjeux de continuité des soins) ;
- un temps de travail qui devra évoluer pour les internes et les PH afin de respecter le cadre communautaire (rappelé par le Conseil d’État à l’occasion de ses décisions de juin 2022).
La sortie du « tout partout » apparaît donc plus que jamais nécessaire pour regrouper les moyens sur les structures dont le fonctionnement sera effectivement maillé avec l’ensemble des territoires. Articuler une production de soins cohérente (ambition initiale de la carte sanitaire) en favorisant une productivité centrée sur l’intérêt du patient (et non sur le rendement financier) permettrait de rénover la notion d’efficience, fortement écornée depuis une dizaine d’années.
À la différence d’autres pays du nord de l’Europe, la France n’a pas lancé une réallocation majeure de ses moyens de production de soins ; elle dispose donc d’une réserve importante pour réorganiser ses moyens. Ce chantier est à aborder en responsabilité avec les acteurs de l’offre de soins, les collectivités territoriales, les représentants des usagers et les ARS. À défaut, les restructurations subies et non voulues continueront d’alimenter les critiques d’un système de santé parfois dit « à la dérive », mais qui a réussi à répondre à la crise sanitaire et qui peut être fier d’une qualité de soins de haut niveau.
Notes
[1] Y. Berland, J.-F. Llithos, « Déserts médicaux : “Au-delà du nombre de médecins, c’est l’organisation de l’offre de soins qu’il faut repenser” », Le Monde, 28 octobre 2022.
[2] À la fin des années 60, les dépenses de santé en France bénéficient de la « dynamique » Debré ; de nombreux CHU sont construits, de plus en plus de professionnels de santé sont formés et les dépenses d’énergie restent modérées avant le premier choc pétrolier.
[3] « Avec le temps, la médecine de ville s’est défaussée de ses responsabilités de service public, notamment en matière d’urgences, d’autant que sa couverture du territoire s’est faite moins dense et que les dépassements tarifaires ont crû, ce qui a accru considérablement la pression sur l’hôpital public », in E. Cohen, O. Galland, « Le système de santé français est-il à la hauteur ? », telos, 7 avril 2020.
[4] 47,5 % du produit intérieur brut (PIB) en France, 41,3 % dans l’ensemble de l’Union européenne.
[5] La part des dépenses de santé qui restent à la charge directe des assurés est ainsi la plus faible des pays de l’UE (9 % contre environ 16 %). Pour l’OCDE, la France est le pays qui bénéficie du taux d’accès aux soins le plus élevé (89 % contre par exemple 65 % en Suède et aux États-Unis).
[6] Voir notamment à ce sujet M.-O. Safon, « Les réformes hospitalières en France. Aspects historiques et réglementaires », synthèse documentaire, Irdes, juin 2021.
[7] Le secteur de la médecine libéral en sera absent, contrairement aux ambitions du législateur, pour échapper à la planification et donc préserver la liberté d’installation.
[2] À la fin des années 60, les dépenses de santé en France bénéficient de la « dynamique » Debré ; de nombreux CHU sont construits, de plus en plus de professionnels de santé sont formés et les dépenses d’énergie restent modérées avant le premier choc pétrolier.
[3] « Avec le temps, la médecine de ville s’est défaussée de ses responsabilités de service public, notamment en matière d’urgences, d’autant que sa couverture du territoire s’est faite moins dense et que les dépassements tarifaires ont crû, ce qui a accru considérablement la pression sur l’hôpital public », in E. Cohen, O. Galland, « Le système de santé français est-il à la hauteur ? », telos, 7 avril 2020.
[4] 47,5 % du produit intérieur brut (PIB) en France, 41,3 % dans l’ensemble de l’Union européenne.
[5] La part des dépenses de santé qui restent à la charge directe des assurés est ainsi la plus faible des pays de l’UE (9 % contre environ 16 %). Pour l’OCDE, la France est le pays qui bénéficie du taux d’accès aux soins le plus élevé (89 % contre par exemple 65 % en Suède et aux États-Unis).
[6] Voir notamment à ce sujet M.-O. Safon, « Les réformes hospitalières en France. Aspects historiques et réglementaires », synthèse documentaire, Irdes, juin 2021.
[7] Le secteur de la médecine libéral en sera absent, contrairement aux ambitions du législateur, pour échapper à la planification et donc préserver la liberté d’installation.